Le monde étouffe, il y a trop de CO2, mais la Suisse et les pays riches continuent à en produire tout en disant aux pays du Sud Global de s’arrêter afin de freiner le cancer qui nous ronge.
Pourquoi ne pas aller à l’origine du mal plutôt que de faire planter des arbres ailleurs et de fermer les yeux sur sa maladie, notre maladie. Notre crise climatique!
Si c’était pour vous personnellement, que feriez-vous? Soigner votre voisin en lui disant d’arrêter de fumer et continuer de votre côté?
La compensation carbone est présentée comme une solution miracle à la lutte contre le changement climatique. Elle permettrait aux Etats et aux entreprises de viser la neutralité climatique en participant au marché carbone, et ce, sans réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (GES) et transformer leurs systèmes de production.
Dans son ouvrage La compensation carbone, illusion ou solution? (PUF, 2009), Augustin Fragnière explique que le marché de la compensation carbone a été mis en place en 2005 à la suite de l’entrée en vigueur du protocole de Kyoto. Ce mécanisme vise à annuler les effets des émissions de GES d’une entité sur son territoire, par l’implémentation, ailleurs, d’un projet qui réduit ou séquestre une même quantité d’émissions. Il s’agit de projets d’énergie renouvelable, d’efficience énergétique et de capture et séquestration de GES. Les réductions permises par les projets génèrent des crédits, qui sont ensuite échangés sur les marchés carbone.
Cependant, le recours à ce mécanisme pose de nombreux problèmes. En 2016, une étude a établi que 85% des crédits carbone encadrés par les traités internationaux ont une «faible probabilité» de réaliser les réductions d’émissions promises1. Une enquête de 2023 montre que neuf crédits carbone sur dix délivrés par Verra, le principal label de certification des crédits carbone, n’auraient pas d’effets bénéfiques pour le climat2.
L’inefficacité de la compensation carbone s’explique tout d’abord par l’absence de méthodologie de référence garantissant la rigueur du calcul des émissions générées ou séquestrées par les projets. En général, l’estimation du potentiel de CO2 capté est surestimée. Ensuite, les projets devraient respecter le principe d’additionnalité, c’est-à-dire être réalisés grâce au financement de la compensation carbone. Or, l’enquête révèle que la majorité des projets étudiés étaient déjà planifiés ou construits. Des acquéreurs de crédits carbone ont donc pu comptabiliser des réductions d’émissions qu’ils n’ont pas financées. Plus encore, la réduction est parfois comptabilisée à la fois dans le pays du projet et dans celui de l’acteur qui le finance. Enfin, la pérennité incertaine des projets et des potentiels de séquestration de GES n’est pas prise en compte. Dans le cas du reboisement, les sécheresses et maladies, favorisées par les monocultures, compromettent une réduction effective.
Au-delà de ses failles techniques, la compensation carbone est présentée comme politique d’aide au développement. En réalité, si la majorité des projets sont localisés dans les pays du Sud global, cela est surtout dû au fait que l’évitement d’une tonne de CO2 y coûte moins cher. De plus, le mécanisme perpétue la logique néocoloniale par le contrôle des terres, des pratiques et de l’économie locale qu’il induit. ONG et journalistes alertent de faits d’intimidation, d’expropriation et d’éviction des populations locales concernant les projets de foresterie. A l’encontre de la justice climatique, le recours à ce mécanisme permet à l’Occident de continuer d’émettre des GES en s’appuyant sur l’exploitation du Sud.
En permettant le maintien du business as usual, la compensation carbone engendre une logique de déresponsabilisation généralisée. Arguant qu’il ne pourrait réduire ses émissions indirectes, soit plus de 50% de son bilan carbone, le canton de Genève prévoit ainsi de les compenser. Le secteur privé, quant à lui, mobilise ce mécanisme pour réduire la dissonance cognitive de ses client·es: Migros explique «répondre à la demande de sa clientèle, tout en lui assurant de pouvoir acheter tous nos produits en toute bonne conscience», ce qui permet de garder en rayon des myrtilles venant d’Argentine dont les émissions seront neutralisées. Au final, ce mécanisme retarde une action climatique forte, ici et maintenant. La responsabilité est à la fois rejetée vers l’ailleurs et vers l’après (deux générations plus tard dans le cas du reboisement), et l’Occident nie sa réelle responsabilité: faire sa part de réduction d’émissions3.
Dénoncer et s’opposer fermement au mécanisme de compensation carbone est un impératif collectif. Nous ne pouvons pas reporter le poids de notre inaction sur les populations du Sud, premières victimes de la crise climatique. L’heure est à la réduction urgente, locale et effective des émissions de GES, ainsi qu’à la prise en charge des conséquences dans une perspective de justice climatique.
mars 2024